7/25/06

Raharimanana: "Le français :un déchirant chemin de traverse"

Jean-Luc Raharimanana sur la douleur de l'ecrivain africain et malgache en particulier. Je n'oserai pas charcuter la perfection de l'argumentation de Raharimanana alors si vous voulez bien excuser la longueur de ce post voici le chapitre ecrit par Raharimanana dans son integralite:
"Plus jeune, et tout récemment encore, j’étais incapable de formuler
toutes ces tensions autour de la langue malgache. Il y eut simplement
dans mes années de collège et de lycée un refus d’apprendre et de
lire la littérature de langue malgache – écrite entièrement en
merina, les rares textes dans les autres variantes étant qualifiés
de « traditionnels », de « folkloriques ». Ce n’était même pas la
peine d’y chercher des poèmes, des romans ou des nouvelles :
ils n’existaient tout simplement pas. Je me retrouvais face à ma perte,
la perte de la culture de ma grand-mère, de tous ces contes qu’elle
disait et que je ne pouvais pas reprendre, de cet autre malagasy
– l’antakarana, que je ne pouvais parler sans tomber dans le défi
et le conflit. Écrire en français fut bien plus facile. Pour autant,
je n’abandonnais pas la langue malgache, je continuais à conter pour
mes amis et mes cousins mais j’entrepris froidement d’effacer de mon
vocabulaire tout mot qui n’était pas du merina. J’en avais conscience,

j’en avais douleur. Je me surpris même à me mener tout un débat
intérieur pour me revendiquer merina, être un vrai Malgache passait
par là !
Un événement allait bouleverser et ma vie et mon rapport à la
langue : en 1975 – j’avais donc huit ans - des affrontements eurent
lieu après l’assassinat du président Ratsimandrava7, un camion
militaire surgit en trombe sur notre terrain de jeu habituel alors que
nous jouions au foot. Les militaires embarquèrent des gens. Coups,
insultes… la violence fit irruption dans ma vie d’enfant, et rien ne fut
plus comme avant. J’avais l’habitude de tout transformer en conte :
je traquais les caméléons qui attrapaient les mouches, les libellules
qui rasaient l’eau, les vieilles femmes qui s’échinaient à grimper
les côtes, les enfants qui se défiaient à sauter des rochers, mais face à
cette violence, je n’avais plus de mots. Le monde des adultes m’était
un monde précieux et sécurisant – à l’image de mon père, à l’image
de ma grand-mère, et voici que ces adultes s’en prenaient à d’autres
adultes ! Cette réalité-là ne pouvait se transformer si facilement en
conte, en fiction. J’étais incapable de le concevoir. Ce jour-là
volait en éclat la langue apprise, langue pourtant si fière de sa
« sagesse ancestrale » – ny fahendren’ny Ntaolo, de son « humanité
proverbiale » – ny fanahy no maha olona…
La fiction n’était plus simplement un plaisir, je ressentais de la
douleur, de la souffrance. Je ne pouvais plus conter innocemment.
Quelques années plus tard, j’ai commencé à écrire. À écrire en
français. Loin de la douleur de dire en malgache, les émotions me
submergeant trop vite dans cette langue. En français où je n’avais pas
non plus de choix à faire : être vrai Malgache ou pas, être Merina ou
Antakarana. L’urgence était d’écrire, simplement écrire.
Ne pas obéir aux diktats du malagasy officiel pour pouvoir aborder
les sujets qui fâchent, sans épurer les mots de toute rébellion.
Pour désigner ce que j’avais vu, la pauvreté qui se développait jour
après jour, les mots en malagasy que j’avais à ma disposition
s’avéraient trop « sales », trop « violents ». J’ai donc écrit en français.
Étonnante facilité de la langue française à parler de tout. De la
merde comme du sublime. Je n’ai jamais cessé d’y penser,
de m’interroger. J’avais poussé très loin l’expérimentation de la
douleur. À peine essayai-je avec la langue malgache que j’abandonnai.
La souffrance était intolérable. Je revenais au français, plus torturé
et plus enragé encore. Plus j’avançais dans la langue française, plus
j’avais un sentiment de dérive irrémédiable vis-à-vis de la langue
malgache, comme si je m’éloignais inexorablement d’elle jusqu’à ne
plus pouvoir l’utiliser. D’où venait cette perte ?"

L'expose en entier peut-etre lu ici: l'argumentation sur la domination du la langue malgache Merina sur les autres variantes est au moins tout aussi interessante que le passage precedent.

12 comments:

  1. Anonymous8:03 AM

    merci d'avoir poste ceci lova, j'adore ! trs riche ce texte et matiere a reflexion sur l'identite gasy vs merina vs antakarana et le role du langage dans tout ca. je vais relire ca en detail
    c vrai que nous merina, on ne considere jamais que le gasy ofisialy peut etre considere comme impose sur les populations cotieres.
    cela dit, j'ai vu des poemes de raharimanana en malgache (gasy ofisialy) sur haisoratra.org !

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  2. Coucou sipakv, j'avoue que je me suis inspire de ton post et des lectures de ma soeur pour ce post. A propos de la dichotomie antakarana et merina, voici un passage assez edifiant de son article:
    "Je contais en malgache, dans la variante antakarana plus exactement.
    J’avais plaisir à avoir les mots dans la bouche, j’avais plaisir à tenir
    mon auditoire, à le suspendre à mes lèvres, mais tout en contant,
    je savais déjà que, dès les vacances finies, je devrais abandonner cette
    variante de ma langue pour adopter celle de l’école, de la radio, celle
    que l’on appelle pudiquement malagasy iombonana, le merina plus
    exactement. Quitter la maison avec les mots et les accentsantakarana et les étouffer conscienceusement le long du chemin de l’école pour éviter les rires et les sarcasmes des autres enfants [...]
    Mais recomposer surtout le comportement : ne pas parler fort, être dans l’ambiance lisse de la langue de la Capitale. Parler plus
    respectueusement – dans la stricte obéissance des aînés et des
    ray aman-dreny. Toujours dire oui et ne jamais contredire son
    interlocuteur – question de « politesse », de « raffinement ». Mettre des tompoko par-ci, des tompoko par-là – élaborer alors toute une
    stratégie langagière pour ne pas prononcer ce mot qui marque trop la
    soumission, baisser la tête et ne jamais soutenir le regard des adultes
    ou des aînés."
    La partie sur le comportement est si vrai et si bien decrite. J'espere que nous faisons des progres dans l'acceptation de nos differences internes.

    Jogany: je ne sais pas si c'est moins dangeureux, mais j'ai plus de facilite a ecrire dans l'ordre en Anglais qu'en Francais qu'en malgache. Sans doute que j'ai moins de remords a charcuter une langue a laquelle je suis moins attache :). J'espere que tu ne m'as pas insulte en espagnol car je n'arriverai pas a faire la difference :).

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  3. Anonymous10:15 AM

    "À peine essayai-je avec la langue malgache que j’abandonnai.
    La souffrance était intolérable. Je revenais au français, plus torturé
    et plus enragé encore. Plus j’avançais dans la langue française, plus
    j’avais un sentiment de dérive irrémédiable vis-à-vis de la langue
    malgache, comme si je m’éloignais inexorablement d’elle jusqu’à ne
    plus pouvoir l’utiliser. D’où venait cette perte ?"

    Je peux m'y reconnaitre. C'est un peu la raison pour laquelle je me suis resolue a bloguer en malgache de temps en temps.

    Est-il vrai que les phrases se chargent plus d'emotion dans sa langue maternelle? Ce n'est pas pareil de dire "I love you", "Je t'aime", ou "tiako ianao", etc...meme les insultes sont plus dures dites en malgache!

    Sinon Raharimanana ne cesse de parler de malagasy iombonana comme etant du merina. Mon prof de malagasy de terminale ne serait pas d'accord ! Il disait que le merina etait la langue la plus proche du malagasy iombonana, mais que ce n'etait pas du malagasy iombonana et il a ensuite citE des examples que j'ai malheureusement oublies.

    Sinon comme Jogany, je suis tres fiere d'avoir une langue ecrite et commune, contrairement a la majorite des autres pays africains.
    Peut-etre a l'instar des langues bretonnes et autres langues gaeliques, verrons nous un jour un mouvement de renaissance pour les langues cotieres? Ce qui pose l'autre question : Raharimanana semble dire qu'il y a eu appauvrissement des langues cotieres parce qu'elles n'ont pas ete retranscrites, contrairement au malagasy ofisialy. Est-ce qu'une langue doit obligatoirement etre ecrite pour s'enrichir? Je suis sceptique.

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  4. "meme les insultes sont plus dures dites en malgache!"
    tena marina tokoa :)
    "Sinon comme Jogany, je suis tres fiere d'avoir une langue ecrite et commune, contrairement a la majorite des autres pays africains."
    les pays africains ont certainement l'absence de langue unifiante comme obstacle au developpement (parmi tant d'autres).
    "Est-ce qu'une langue doit obligatoirement etre ecrite pour s'enrichir? Je suis sceptique."
    Pour s'enrichir ? Non. Mais pour poser une base solide et eviter une trop grande dispersion? Oui. Le gouvernement chinois a impose la simplification du mandarin pour renforcer son influence deja grande dans le monde. Je pense que la langue malgache doit faire sa priorite d'etablir le malagasy iombonana. Tiens, je me rends compte que je vais dans ton sens :) nevermind...Je suis de tout facon mal place pour argumenter sur la langue malgache :(.
    Le debat d'idee me manque un peu a Lafayette :) Merci a tous de nourrir la bete:)

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  5. en parlant de langues orales et langues en voie d'extinction, La liste de celle-ci comporte: la langue Dahalo, parle dans la region de la riviere Tana :). Assez incroyable non ? Bon c'est au kenya mais je trouve ces coincidences assez amusantes. liste complete ici:
    http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_endangered_languages

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  6. Anonymous7:42 AM

    J'ai plein d'articles à commenter chez toi Lova,et je me cherche une heure entière pour m'y accorder!Promis, promis!
    mais déjà, euh.. également mal placée pour argumenter sur la langue malgache et je ne me prononcerai pas sur le nb d'heures!
    La rivière Tana, c'est où au Kenya?

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  7. Tattum, le travail avant tout :) mais un peu de divertissement ne peut qu'ammeliorer la productivite :) (c'est ce que je me dis du moins ). La riviere Tana est bien au Kenya. Autre trivia interessant, les malgaches sont particulierement bien acceuillis en Ethiopie car ils sont persuades qu'une des tribus fondatrices du pays est d'origine malgache :)

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  8. Anonymous3:35 PM

    Tu sais que j'ai ete concue en Ethiopie et ai meme failli naitre la-bas? Mes parents sont partis juste avant, mon pere ayant succombe a une crise de mal du pays aigue et se disant qu'il valait mieux elever les gosses a Madagascar (ca n'a pas empeche l'inevitable : les gosses ont choisi l'expatriation!).

    A part ca, comme il y a beaucoup d'Ethiopiens a DC, j'en ai rencontres beaucoup. Ceux que j'ai rencontres sont souvent comme les Gasy: malgre les apparences et la geographie, ils ne se croient pas africains! Ils sont tres fiers de leur alphabet et de leurs temples souterrains. Ils ont raison...

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  9. Anonymous3:38 PM

    Je reviens sur :"je suis mal place pour argumenter sur la langue malgache", et pourquoi donc? si nous malgaches n'en parlons pas, qui d'autre le ferait?

    J'ai fait un petit passage a Lafayette en aout 2000 je crois, je dois dire que ca m'a un peu decue, comme ville etudiante, je m'attendais a plus d'activites. Il faut dire que c'etait les vacances, c'est peut-etre plus mouvemente pendant l'annee scolaire.

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  10. >jogany,
    j'ai essaye de repondre a ton challenge. Je crois que j'ai perdu car la legende des 12 tribus m'est totalement etrangere. (oooops) par contre voici ce que j'ai trouve sur "people groups by country":
    Ethiopia: ta'izz-Adeni: 104 000 people.
    Madagascar: ta'izz-Adeni:31 000 people.
    Serait-ce donc la "tribu" perdue ? Hummm...
    lien: http://www.joshuaproject.net/countries.php

    sipakv> tu aurais pu etre une vrai (d'or)rastafari :).
    "Ceux que j'ai rencontres sont souvent comme les Gasy: malgre les apparences et la geographie, ils ne se croient pas africains!" je confirme: distinction extrement importante a Addis. Sauf pour le foot ou soudainement comme le gasys, on est tous du Ghana :). Bandwagon fans we are :)
    anonymous> "pourquoi donc? si nous malgaches n'en parlons pas, qui d'autre le ferait?" Je suis d'accord, et je suis pret a participer au debat. Mais mon abilite a ecrire et a parler la langue correctement est trop faible pour que je puisse pretendre moderer le debat. J'assisterai en spectateur attentif et actif au fond de la salle :).
    Lafayette est une ville etudiante assez terne. Une manifestation pour supporter le Liban et la paix au M-O a ete organisee hier et a reunie 12 personnes :( Purdue Univ. est tres axe sur la science pure et meprise les sciences sociales. :(

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  11. sipakv> anonymous c'etait donc toi, tu aurais pu choisir un nom de code comme matahari ou ella fitz :). Lafayette ? tu reviens quand ? ;)

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  12. JoGany, I got hooked on your link. That is twice that this lake Tana thing is coming back in the com :). Ethiopia is a bit of a hot bed for all things spiritual heh ? Queen Sheba, Noah's ark, Rastafari homeland....
    What really caught me off guard was the correlation with the Tutsis...I did not know that.

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